Don Rodrigue et don Sanche, jeunes seigneurs de la cour
de Fernand ou Ferdinand Ier, roi de Castille en 1033, sont épris tous deux de
Dona Chimène, fille de D. Gomès, seigneur de la même cour. Rodrigue est préféré
par Chimène ; D. Diègue, homme âgé et père de Rodrigue, doit demander à D.
Gomès la main de sa fille pour son fils. Mais le jour même le roi vient de
choisir D. Diègue pour gouverneur de l’infant de Castille. D. Gomès prétendait
à ce poste. Il est jeune, dans la force de l’âge, plein d’ardeur ; tandis que
son rival, accablé d’années, ne pouvait invoquer que des services passés. Il se
laisse aller contre D. Diègue à quelques paroles de jalousie. Ce dernier
cherche à le calmer, lui manifeste le désir d’unir leurs deux maisons, et lui
demande pour Rodrigue la main de Chimène. D. Gomès refuse avec une modestie
ironique, et revient sur la préférence que le roi a donnée à D. Diègue. Des
paroles d’aigreur sont échangées, et D. Diègue en vient à dire à D. Gomès que
s’il n’a pas été nommé gouverneur du prince, c’est qu’il n’était pas digne de
ce haut emploi. À ce mot, D. Gomès ne peut contenir sa colère, et donne un
soufflet à D. Diègue. Le vieillard outragé met les armes à la main pour venger
son affront ; mais, accablé par l’âge, sa force le trahit, et il est désarmé.
Alors il a recours à son fils, et lui demande de le venger. D. Rodrigue, bien
qu’adorant Chimène, comprend que son amour doit être sacrifié à l’honneur de
son père ; il n’hésite pas : il va provoquer D. Gomès, et le tue dans un combat
singulier. Dès que Chimène apprend cette funeste nouvelle, elle renonce à son
mariage pour ne plus songer qu’à obtenir justice contre Rodrigue. Elle vient la
demander au roi, qui lui répond que sa demande sera délibérée en plein conseil.
Sur ces entrefaites, les Mores tentent de s’emparer de
Séville, lieu où se passe la scène. Rodrigue marche à leur rencontre, les
défait complètement, et sauve la ville. Le roi veut récompenser sa valeur,
lorsque Chimène vient lui rappeler sa promesse, et réclamer vengeance de nouveau.
Fernand hésite entre son devoir, qui est de punir le meurtrier de D. Gomès, et
son penchant qui le porte à sauver Rodrigue. Alors Chimène exaltée promet
d’épouser quiconque lui apportera la tête de Rodrigue tué en duel. Le roi
saisit cette idée de Chimène, mais il autorise un seul combat, et y met la
condition que, quelle qu’en soit l’issue, Chimène se tiendra pour satisfaite,
et épousera le vainqueur.
D. Sanche, qui avait déjà offert à Chimène de venger la
mort de son père, se présente : Chimène l’accepte pour son champion, et le
combat a lieu hors de la présence du roi et de sa cour. Peu d’heures après, D.
Sanche vient déposer son épée aux pieds de Chimène. Vaincu et désarmé par
Rodrigue, son vainqueur lui a commandé cette démarche. À la vue de D. Sanche,
Chimène le croit vainqueur ; doublement malheureuse par la perte de son père et
de l’amant qu’elle préférait, elle éclate en sanglots, et sans laisser à D.
Sanche le temps de parler, elle l’accable de reproches.
Alors le roi entre, suivi de toute sa cour, et bien
certain, par les aveux mêmes de Chimène, qu’elle aime toujours Rodrigue, il lui
apprend que son amant est vainqueur, la loue de sa piété filiale, lui
représente qu’elle a fait tout ce que le devoir lui commandait, et l’engage à
pardonner à Rodrigue et à l’accepter pour époux. Chimène représente qu’elle ne
saurait le faire ; mais sa résistance est assez faible pour laisser voir qu’un
jour, peu éloigné peut-être, elle en viendra à suivre le conseil du roi.
Appréciation littéraire et analytique
Le sujet de la pièce de Corneille est l’amour que
Rodrigue et Chimène ont l’un pour l’autre, traversé par la querelle de don
Diègue et du Comte, et par la mort de ce dernier, tué par le Cid. La situation
violente de Chimène entre son amour et son devoir forme le nœud qui doit se
trouver dans toute action dramatique ; et ce nœud est en lui-même un des plus
beaux qu’on ait imaginés, indépendamment de la péripétie qui peut terminer la
pièce. Cette péripétie, ou changement d’état, est la double victoire de
Rodrigue, l’une sur les Maures, qui sauve l’État, et met son libérateur à
l’abri de la punition ; l’autre sur don Sanche, laquelle, dans les règles de la
chevalerie, doit satisfaire la vengeance de Chimène. Le sujet est irréprochable
dans tous les principes de l’art, puisqu’il est conforme à la nature et aux
mœurs. Il est de plus très intéressant, puisqu’il excite à la fois l’admiration
et la pitié : l’admiration pour Rodrigue, qui ne balance pas à combattre le
Comte dont il adore la fille ; l’admiration pour Chimène, qui poursuit la
vengeance de son père en adorant celui qui l’a tué, et la pitié pour les deux
amants, qui sacrifient l’intérêt de leur passion aux lois de l’honneur. Je dis
l’intérêt de leur passion, et non pas leur passion même : car si Chimène
cessait d’aimer Rodrigue parce qu’il a fait le devoir d’un fils en vengeant son
père, la pièce ne ferait pas le moindre effet…
« Les reproches incontestables que l’on peut faire au Cid
sont :
1° Le rôle de l’infante, qui a le double inconvénient
d’être absolument inutile, et de venir se mêler mal à propos aux situations les
plus intéressantes ;
2° L’imprudence du roi de Castille, qui ne prend aucune
mesure pour prévenir la descente des Maures, quoiqu’il en soit instruit à
temps, et qui par conséquent joue un rôle peu digne de la royauté ;
3° L’invraisemblance de la scène où don Sanche apporte
son épée à Chimène, qui se persuade que Rodrigue est mort, et persiste dans une
méprise beaucoup trop prolongée, et dont un seul mot pouvait la tirer. On voit
que l’auteur s’est servi de ce moyen forcé pour amener le désespoir de Chimène
jusqu’à l’aveu public de son amour pour Rodrigue, et affaiblir ainsi la
résistance qu’elle oppose au Roi qui veut l’unir à son amant. Mais il ne paraît
pas que ce ressort fût nécessaire, et la passion de Chimène était suffisamment
connue ;
4° La violation fréquente de cette règle essentielle qui
défend de laisser jamais la scène vide, et que les acteurs entrent et sortent
sans se parler ou sans se voir ;
5° La monotonie qui se fait sentir dans toutes les scènes
entre Chimène et Rodrigue, où ce dernier offre continuellement de mourir.
J’ignore si, dans le plan de l’ouvrage, il était possible de faire autrement ;
j’avouerai aussi que Corneille a mis beaucoup d’esprit et d’adresse à varier,
autant qu’il le pouvait, par les détails, cette conformité de fond; mais enfin
elle se fait sentir…
Voilà, ce me semble, les vrais défauts qu’on peut blâmer
dans la Conduite du Cid : ils sont assez graves. Remarquons pourtant qu’il n’y
en a pas un qui soit capital, c’est-à-dire qui fasse crouler l’ouvrage par les
fondements, ou qui détruise l’intérêt ; car un rôle inutile peut être
retranché, et nous en avons plus d’un exemple. Il est possible à toute force
que le roi de Castille manque de prudence et de précaution, et que don Sanche,
étourdi de l’emportement de Chimène, n’ose point l’interrompre pour la
détromper : ce sont des invraisemblances, mais non pas des absurdités.
Concluons que dans le Cid le choix du sujet, que l’on a
blâmé, est un des plus grands mérites du poète. C’est, à mon gré, le plus beau,
le plus intéressant que Corneille ait traité. Qu’il l’ait pris à Guilain de
Castro, peu importe : on ne saurait trop répéter que prendre ainsi aux
étrangers ou aux anciens pour enrichir sa nation sera toujours un sujet de
gloire, et non pas de reproche. Mais ce mérite du sujet est-il le seul ? J’ai
parlé de la beauté des situations : il faut y joindre celle des caractères. Le
sentiment de l’honneur et de l’héroïsme de la chevalerie respirent dans le
vieux don Diègue et dans son fils, et ont dans chacun d’eux le caractère
déterminé par la différence d’âge. Le rôle de Chimène, en général noble et
pathétique, tombe de temps en temps dans la déclamation et le faux esprit, dont
la contagion s’étendait encore jusqu’à Corneille, qui commençait le premier à
en purger le théâtre ; mais il offre les plus beaux traits de passion qu’ait
fournis à l’auteur la peinture de l’amour, à laquelle il semble que son génie
se pliait difficilement. » La Harpe
Vers le milieu du XVIIIe siècle, les comédiens
imaginèrent de supprimer le rôle de l’infante, et J.-B. Rousseau se fit
l’exécuteur de cette sentence, que La Harpe confirme un peu légèrement ; voici,
sur ce rôle, une opinion qui vaut bien la sienne et celle de J.-B. Rousseau : «
Aujourd’hui, quand les comédiens représentent le Cid, ils commencent par la 3e
scène. Il paraît qu’ils ont très grand tort ; car peut-on s’intéresser à la
querelle du Comte et de don Diègue si on n’est pas instruit des amours de leurs
enfants ? L’affront que Gormas fait à don Diègue est un coup de théâtre, quand
on espère qu’ils vont conclure le mariage de Chimène avec Rodrigue. Ce n’est
pas jouer le Cid, c’est insulter son auteur que de le tronquer ainsi. »
Voltaire
Imitations par Corneille de la tragédie espagnole
Les principales idées dramatiques appartiennent à Guilhem
de Castro, surtout celle de rendre Rodrigue et Chimène amoureux l’un de l’autre
avant la querelle de leurs pères. Les points de comparaison, dans plusieurs des
scènes principales, entre autres celle de la dispute, puis celle de don Diègue
et de Rodrigue, seraient assez nombreux, et beaucoup de pensées de l’auteur
espagnol se retrouvent dans Corneille ; cependant le nombre des vers imités ou
traduits ne s’élève guère qu’à 250 environ, et de la forme étroite du mètre
espagnol.
Plusieurs critiques, même assez renommés, ont écrit que
le Cid de Corneille n’était qu’une traduction d’une tragédie espagnole du poète
Diamante : Voltaire, le premier, signala cette imitation servile, dans un
article de journal publié en 1764 ; il eut soin d’ajouter que la pièce de
Diamante était si rare, qu’il n’en existait que trois exemplaires dans toute
l’Espagne.
Voltaire avait le malheur d’être un peu jaloux de
Corneille, et cette découverte du Cid de Diamante en est une preuve ; car, au
lieu d’avoir servi d’original et de modèle au Cid français, elle n’en est
qu’une traduction. Voltaire ne pouvait pas l’ignorer. Son erreur, très peu
involontaire, a fait son chemin, comme nous l’avons dit.
Nous avons cru devoir signaler ce fait, parce que
Voltaire l’a encore reproduit, dix ans après, dans une nouvelle édition revue
et augmentée, de son Commentaire sur Corneille ; parce que les éditeurs de ses
œuvres ont recueilli, dans les volumes de Mélanges, cette espèce de
dissertation d’une loyauté si suspecte ; enfin parce que dans un Trésor du
théâtre espagnol, publié à Paris, on a imprimé la pièce de Diamante, en
paraissant la donner comme l’original du Cid de Corneille.